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La peur (du coronavirus) dans le dessin de presse espagnole : une émotion politique ?

Publié le 19 mai 2020

Article de Virginie Gautier N'Dah Sekou, maître de conférences en Civilisation de l'Espagne contemporaine à l'UPEC, publié sur The Conversation France.

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le 18 mai 2020

« Amenaza », « pánico al virus », « psicosis »… les émotions négatives suscitées par la pandémie de coronavirus font la une des journaux espagnols depuis la détection, fin janvier 2020, des premiers cas suspects aux Canaries, puis aux Baléares. Des émotions collectives, reflets des profonds bouleversements ressentis par les Espagnols dont le mode de vie, plus que tout autre en Europe, est fondé sur le vivre-ensemble (la convivencia). Des émotions vivaces que l’on retrouve dans les dessins de presse publiés entre février et avril 2020 par des illustrateurs comme Malagón et JRMora (qui publient tous deux dans la revue en ligne CTXT, même si Malagón collabore aussi avec El País), El Roto (dans El País), Eneko (Público) ou encore le duo Miki et Duarte (Diario de Sevilla), pour ne citer que ceux-ci.

Pour Georges Didi-Huberman (Quelle émotion ! Quelle émotion ?, Paris, Bayard, 2013), les images sont avant tout « des émotions figurées ». Le dessin de presse est souvent vu comme un concentré d’opinion, plus rarement comme un concentré d’émotion. Pourtant, dessin de presse et émotion participent tous deux d’une présence immédiate, d’un mouvement brusque, d’une réaction rapide.

Si la colère ou l’indignation sont présentes dans nombre de vignettes, en particulier depuis la crise de 2008 comme l’a bien montré François Malveille à propos du travail du dessinateur Eneko, l’épidémie de 2020 fait surgir une émotion moins fréquente : la peur – et ses déclinaisons : crainte, inquiétude, anxiété, panique, psychose, etc. Comment exprimer graphiquement cette émotion puissante ? Comment faire rire ou du moins sourire à l’évocation de ces peurs – et surtout, dans quelle intention ? Si la colère et les larmes peuvent mener au soulèvement, la peur liée à une épidémie est-elle une émotion politique ?

De l’indifférence à la dédramatisation

Dans les premières semaines de l’épidémie en Europe, en février, la peur du virus est tournée en dérision par les dessinateurs. L’épidémie fait resurgir des peurs ancestrales, liées à l’imaginaire médiéval de la grande peste : Malagón y puise son inspiration en jouant avec l’image macabre d’une Mort qui a troqué sa faux contre une canne de golf, en référence aux touristes allemands et britanniques infectés par le Covid, premiers cas en Espagne.

Mais cette thématique de la mort est finalement peu exploitée par les dessinateurs, qui préfèrent représenter le virus lui-même sous les traits d’un petit globe vert hérissé de picots, personnage récurrent et facilement reconnaissable qui facilite la compréhension immédiate des dessins. Un personnage presque sympathique, plus drôle que véritablement menaçant, souvent doué de parole, voire doté d’une intentionnalité, comme dans les vignettes du Journal de survie (Diario de supervivencia) de JRMora, dans lesquelles le virus s’invite au sein des foyers.

Dans les dessins, la peur du virus est figurée de manière graphique, à travers ses habituelles manifestations physiques : gouttes de sueur, frissons, cheveux qui se dressent, pâleur extrême, bouche tordue ou crispée dans un hurlement, yeux ronds ou exorbités, mouvements désordonnés… Le duo Miki et Duarte s’amusent ainsi à détourner la mythique scène de la douche du film de Hitchcock pour mieux rire de la psychose suscitée par une simple toux (19 mars 2020, Diario de Sevilla) : en décrivant jusqu’à l’absurde la psychose collective, les dessinateurs vont ainsi la mettre à distance et en révéler les véritables risques.

Le virus de la peur

La vraie menace n’est pas le virus, mais la peur elle-même, ce que rappelle ce dessin de Malagón publié dès le 4 février dans la revue CTXT.

Photo : Malagon, « On nous a inoculé le virus de la peur avant que la maladie arrive », CTXT, 4 fevrier 2020.

La gestion de la peur est constitutive de l’action politique et publique : rassurer les citoyens, gérer le principe de précaution mais aussi ne pas afficher ses propres peurs sont des éléments fondamentaux de l’exercice du pouvoir aujourd’hui. Mais les dessinateurs critiquent les ambiguïtés du discours politique et médiatique, et en particulier le discours de Pedro Sánchez le 13 mars 2020. Les mesures drastiques prises par l’exécutif espagnol dans le cadre de l’état d’urgence (estado de alarma) sont jugées contradictoires avec les appels au calme du même gouvernement, comme l’illustrent Miki et Duarte en dédoublant la figure du président du gouvernement, l’un apparemment serein face aux journalistes, l’autre en proie à la panique. Malagón va plus loin, dans la revue en ligne CTXT, en illustrant le machiavélisme du gouvernement qui a « activé tous les systèmes de panique disponibles ».

Photo : « Nous voulons transmettre un appel au calme à la population, le gouvernement a activé tous les systèmes de panique disponibles ». Malagón, CTXT, 10 mars 2020


De la peur médiatique… à l’émotion politique ?

La philosophe américaine Martha Nussbaum, dans son ouvrage Emotions démocratiques (2011), a mis en évidence l’ambivalence de la peur en tant qu’émotion politique. Lorsqu’elle est accompagnée du dégoût, du mépris et du narcissisme, la peur devient dangereuse et mène à l’intolérance et à la haine de l’Autre ; si au contraire elle se « moralise » en s’associant à l’empathie, elle-même fruit d’un apprentissage social, la peur devient un guide efficace du droit et de la justice.

Il s’agit donc de dépasser la simple réaction de repli sur soi, de « confinement » individuel, et d’ajouter à l’émotion une réflexion rationnelle pour modifier le rapport à la politique.

La volonté des caricaturistes espagnols est surtout d’attirer l’attention des lecteurs sur d’autres craintes plus légitimes et plus fécondes : tant qu’à avoir peur, autant que ce soit pour de bonnes raisons ! Et les bonnes raisons d’avoir peur ne manquent pas en cette année 2020, que ce soit la domination ultra-capitaliste des marchés financiers et les entorses au droit du travail, la montée de l’intolérance – et en particulier l’ascension de Vox, le parti d’extrême droit – et des séparatismes, les failles du système démocratique espagnol, ou encore les menaces qui pèsent sur l’environnement.

La peur et l’anxiété, légitimes en temps de pandémie, constituent une sorte de système d’alerte, informant le cerveau d’une modification de circonstances à laquelle nous sommes vulnérables. Ainsi ces émotions peuvent-elles rendre les citoyens plus vigilants, les pousser à mieux s’informer et à envisager de quitter leurs habitudes. Dès lors,

« Les citoyens inquiets sont prêts à se laisser convaincre, à apprendre, à adhérer à de nouvelles orientations et à délaisser leurs vieilles habitudes. […] L’anxiété est le prix que nous avons à payer pour faire le tri entre les sujets qui méritent notre attention et ceux qui ne la méritent pas. » (George E. Marcus, Le citoyen sentimental. Émotions et politique en démocratie, 2008)

Il ne s’agit en aucun cas de masquer ou taire ces peurs au nom d’une supposée toute-puissance de la Raison, ni à l’inverse de leur accorder une place excessive au risque d’asservir notre réflexion, mais bien de « travailler » ces émotions collectives. C’est ce à quoi nous invite le philosophe québécois Gilbert Boss dans son article « Émotions et démocratie » (2009), afin d’engager de vraies discussions sur l’avenir politique social et économique de l’Espagne.
 

Virginie Gautier N'Dah Sekou, maître de conférences en Civilisation de l'Espagne contemporaine, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.